Dans une auberge de la ville aux heures où les pas des passants battent le pavé dans les rues, une renarde profitait du calme relatif de sa chambre. La pénombre s'installait chez elle, quelques raies de lumière se faufilant par les interstices de lourds volets de bois brut. Assise dans un large fauteuil, sa robe lui tombant sur les pattes et une créature ressemblant vaguement à un chat sur les genoux, elle portait une tasse chaude à son museau.
Cela faisait un petit moment que Demi-Coeur patientait ainsi, elle même ne savait trop pour quoi. Elle avait vaguement dans l'idée qu'un moment propice à une révélation allait bientôt survenir, ou peut cela serait-il un instant comme tous les autres, en tout cas elle attendait, certaine qu'il viendrait. Ce faisant elle réfléchissait aussi. Aujourd'hui l'envie de sortir arpenter les rues battues par le vent glacial des terres ne l'étreignait pas le moins du monde. Quelque chose de plus important qu'une simple promenade devrait remplir son après-midi, mais quoi… Persuadée qu'il lui fallait réfléchir, la renarde restait sagement assise dans son fauteuil -bien trop large pour elle- en espérant ne pas devoir se retourner l'esprit pendant des jours. Si elle appréciait la réflexion elle aimait aussi profiter de la vie, et ne rien faire de la journée n'appartenait étrangement pas à ce domaine.
Sa main glissait sur la fourrure étrangement liquide de Dolm, ses doigts se mélangeants aux couleurs dérivant paresseusement sur son dos. Tout en patientant dans l'attente d'un hypothétique signe du destin la renarde joua de ses doigts dans l'air face à elle. Ses phalanges s'entourèrent d'une lueur tout juste discernable dans la pénombre pourtant marquée de la pièce, une faible luminescence visible par les remous que la magie faisait naître dans l'air. La magie possédait une faible intensité, pour la simple raison que Demi-Coeur ne comptait pas lancer le moindre sort, elle avait seulement prit pour habitude de baigner dans cet océan rafraîchissant qui noyait son monde d'origine. Ici aussi elle pouvait le sentir, ses lames de fond la percutait parfois, comme un mur au travers duquel elle passerait lorsqu'un flux particulièrement important déferlait sur elle, mais rien ne laissait à penser qu'elle n'inflige pas la même chose à tous ceux dotés de la même affinité avec le pouvoir, voir pire même. En y repensant elle se souvint avoir déjà été témoin d'une scène de ce genre. Sur la route un homme s'était figé à son approche, les traits crispés et la poitrine comme enserrée dans un étau, il n'avait ni desserré les dents ni respiré avant qu'elle l'ait dépassé d'une bonne dizaine de pas. Avec un petit temps de retard, elle constatait maintenant qu'elle avait peut être mal géré son pouvoir, mais dans ce monde où même celui ci fluctuait étrangement il ne lui était pas venu à l'esprit qu'elle puisse déranger.
Une étincelle brilla dans son esprit, simple révélation journalière comme elle pouvait en percevoir cent par jour. Du regard surpris d'un artisan qui l'observait depuis le four de sa forge, marchant d'un pas paisible dans une rue qui n'avait probablement jamais vu passer quelqu'un possédant sa physionomie, à la constatation de la gêne que sa maîtrise de la magie pouvait entraîner chez certaines personnes peu habituées aux manifestations mystiques, ou au contraire suffisamment pour reconnaître un être puissant, et donc potentiellement dangereux, en elle. La révélation se paraît une fois de plus des atours ternes d'une prise de conscience sans emphase «Il faut que je prenne la mesure de mon pouvoir en ce monde.». Aussi bien pour sa sécurité que celle des autres, la renarde se devait de découvrir ce que d'aucun nommeraient ses limites, mais des êtres plus avisés se contenteraient de parler de la capacité du lien entre son essence et le monde étranger au sein duquel elle évoluait.
D'une caresse, délicate mais suffisamment appuyée, la renarde fit comprendre à Dolm que la paresse n'était plus de mise, quand bien même cela allait à l'encontre de ses dessins pour le reste de la journée. Le chat bailla longuement, la tache blanche et lumineuse lui tenant lieu de bouche s'élargissant avant de se fermer sur la forme d'un petit museau ennuyé, de toute évidence l'idée ne lui plaisait pas, mais il ne dit mot et se laissa glisser jusqu'au sol. Ses oreilles remuèrent vivement et il s'ébroua avant de s'étirer, dévoilant toute la souplesse et la grâce propre à la gente féline à laquelle il s'apparentait. La renarde lui sourit gentiment, il répondit par un lent mouvement de la queue et un regard qui se voulait interrogatif, ses yeux se montraient capables d'exprimer bien des émotions malgré leur étrange simplicité. Celle ci se contenta de prendre son bâton, la pierre à son extrémité s'empressant de luire, comme pour répondre au contact de sa gardienne avec le bois de son écrin. Dolm tourna alors son regard vers la porte, puis emboîta le pas à celle qui était devenue sa compagne aussi bien de route que d'existence.


Il fallut à la renarde une bonne heure de marche avant de s'arrêter. Elle s'était enfoncée dans la forêt, comme une habituée elle écartait sans les briser les branches les plus fines et les moins collaboratrices des arbustes encombrant le passage. Certaines menaçaient de se prendre dans sa robe, leurs épines menaçant le tissus, lequel ne risquait par ailleurs rien, leurs rejets produisant des arches promettant une chute douloureuse à qui ne regarderait pas le sol d'assez près. Mais face à la bleutée, toute cette verdure véhémente, gardienne du calme paisible des profondeurs arborées, s'écartait avec déférence. Les branches acceptaient une simple pression de la main de Demi pour refluer vers leur tronc, les rejets se couchaient sur le sol et les pas de la renarde prenaient soin de leur éviter la cruelle douleur du poids de l'enfant des étoiles. En communion avec un élément qu'elle connaissait depuis toujours, la renarde progressait donc sans mal, elle en profitait même pour observer le peu de paysage visible. Sous les épaisses frondaison l'air se teintait d'un voile de mystère. La lumière déclinait sans cesser de couler de feuille en feuille, sa fureur énergétique se faisant moins vive à chacune, elle se contentait de couler des dernières, masse sirupeuse de photons dans l'attente d'une surface qui absorberait les derniers d'entre eux.
Dans cette atmosphère chargée de légendes ne demandant qu'à naître de la faveur d'un regard mal placé sur ombre entrevue entre deux troncs, d'un cri lointain, ou même de la plus pure imagination d'une âme craintive et égarée, dans cette atmosphère la renarde se sentait chez elle. Ici la magie courait, comme une petite rivière, bien plus qu'en pleine ville où la populace semblait stopper son cours comme autant de pierres entravant le passage d'un fleuve vigoureux, étalant sa force sur trop de surface pour qu'il progresse à sa guise. Ici Demi pouvait sentir le monde entier déverser sa voix par le vent dans les branches, dans le grondement calme de la terre sous ses pattes, une note singulière lui rappelant les golems qu'elle appréciait tant. Le clapotis d'un ruisseau se joignit à la mélodie, apportant avec lui le chant discret de quelques oiseaux cachés dans la nature. Il ne fallait donc qu'une heure de marche et des sens aux aguets pour saisir l'essence de la vie qui jaillissait par l'intermède de la magie. Une geyser tumultueux, propre à défoncer les barrières les plus lourdes et aux appuis les plus assurés. Il en allait toujours ainsi avec la magie, elle emplit chaque particule existence, elle rugit à travers les éléments et tord le monde sous sa volonté. Mais pour qui sait l'écouter, elle chante, sa mélodie baigne l'espace entier d'un fredonnement délicat et tendre. Elle berce les enfants des éléments, maîtrise les changements du monde pour le garder sain, et suit les impulsions des mages pour le bien de tous.
Comme si elle avait découvert une bête immense, dénombrant un nombre d'yeux démentiel, Demi frissonna sans crainte, il était bon de trouver le temps de tendre l'oreille pour renouer avec ce vieil ami, avec sa parente. Assise sur une souche au milieu des bois, des arbres aux ramures sombres la plongeant dans une lumière toute relative, elle gardait son bâton appuyé contre son épaule au creux de ses bras. La respiration régulière, les yeux fermés, elle s'imprégnait de l'odeur de l'humus, des senteurs entêtante des fleurs épanouies, des fruits mûrs et de leurs aînés pourrissant dans le terreau fertile de la forêt.

Sa poitrine se soulevait doucement, gonflant son armure, suivant un rythme qu'elle seule percevait. L'une de ses oreilles tressaillit et le chant des oiseaux se modula lentement pour changer, plus bas maintenant, ces derniers semblaient presque craindre de troubler l'instant présent. Le vent lui même adopta une note discrète dans les branches. Il se fit murmure léger, d'aucun l'aurait dit apeuré, mais gardait dans sa voix les intonations de la joie. Quelqu'un l'entendait aujourd'hui, pas seulement dans le rugissement de la tempête ou les pleurs d'une bise nocturne. La renarde expira et une bourrasque se souleva à quelques pas d'elle. Les branches craquèrent, les feuilles bruirent, et la magie s'écoula. Soudainement, Demi-Coeur ne voyait plus comme une simple mortelle. Il était déjà difficile de lui appliquer cette idée avant, mais à présent elle vivait littéralement à travers un autre monde. Ses yeux couvrir des lieux en quelques secondes, dans son souffle elle goûta les senteurs d'une région entière, et l'air vibra de la joie découlant de cette symbiose.
Le regard mystique de la renarde se tourna vers le sol et ce fut au tour de la terre de vibrer, aux ruisseaux de gronder, aux arbres de s'étirer dans un concert de craquements. Avec un léger sourire la mage ressentit la forêt s'ouvrir à elle à la manière d'une fleur devant le soleil. Dans la clairière la magie nimbait désormais tout l'espace, un flux continu qui transformait l'air en un espace brouillé à travers lequel toute chose paraissait floue. D'une pensée douce Demi apaisa la terre sous ses pattes, lui faisant expirer son entêtante odeur d'humus. La rivière proche se remit à glouglouter doucement sans se soucier de la présence inhabituelle qui l'habitait. Un instant, la renarde hésita à tourner son regard vers les étoiles, mais elle se retint. Elle avait sa réponse, nul besoin d'une démonstration de puissance pour s'assurer que la magie était toujours bien là, en elle, inaltérable et incommensurable. Il semblait juste que quelque chose bloque l'expression de ses capacités sous forme d'activités demandant de la puissance.
La renarde inspira une nouvelle fois, ses yeux s'ouvrirent, leur pupille dilaté s’étrécit doucement, puis elle se leva et caressa Dolm entre les oreilles en reprenant la direction de la ville. Le soleil brillait encore haut dans le ciel, même sans se dépêcher ils trouveraient le temps de se promener dans les rues.

«Dire que je te trouvais bizarre… je n'imaginais pas à quel point...»
La renarde sourit, l'air sibyllin, mais ne répondit pas.